Vous ne croyez pas aux promesses d'un monde " plus solidaire, plus ouvert, plus démocratique " dont les discours sur
la société de l'information sont porteurs...
Ce à quoi je m'oppose, c'est à la forme que l'on nous propose pour implanter ladite société de l'information, qui nous est présentée comme
apportant plus de démocratie, plus de prospérité, etc. Il est important de comprendre comment la notion de société de l'information qui s'est popularisée renvoie à un projet particulier, qui,
selon moi, ne profite pas à la majorité, mais qui est construit précisément sur le mythe qu'elle va profiter au plus grand nombre. C'est une croyance qui a accompagné depuis leur début les
technologies de communication à distance.
D'après vous, à quand remonte cette " croyance " ?
Dès l'apparition du télégraphe de Chappe, en 1794, aussi bien les scientifiques que les hommes politiques ont eu un discours sur les promesses
émancipatrices de la technologie à distance : elle doit permettre de reconstruire à l'échelle d'une nation les conditions de l'agora athénienne. Dans le discours d'Albert Gore de 1994 sur les
" autoroutes de l'information ", on retrouve le même terme, évoqué bien avant lui par Victor Hugo à propos du câble sous-marin, de " la réconciliation de la grande famille humaine
". Or, à chaque fois, ces promesses ont dû être révisées à la baisse. Ce qui ne veut pas dire que l'avancée des systèmes de communication mondiaux ne participe pas, à sa façon, à
l'élargissement et au désenclavement des sociétés particulières. Les technologies de communication font partie du chemin qui nous mène à l'intégration supérieure rêvée par tous les utopistes et
ont toujours été investies par un discours eschatologique.
Cela n'explique pas que les hommes politiques adoptent aujourd'hui un discours encenseur sur la société de l'information...
La société globale de l'information est devenue un enjeu géopolitique, et le discours qui l'entoure est une doctrine sur les nouvelles formes
de l'hégémonie. Cette doctrine prend racine aux Etats-Unis dès la fin des années 1960, avec la " révolution technétronique " du géopoliticien Zbigniew Brzezinski. Dorénavant,
l'hégémonie mondiale passe par les technologies technétroniques et se manifeste à travers une triple révolution : diplomatique, militaire et managériale. La révolution dans les affaires
diplomatiques, c'est l'apparition de l'idée de " soft power ". On passe de la diplomatie des canons à la diplomatie des réseaux pour réorienter le monde en fonction de ce qu'on appelle
la démocratie de marché. D'où le mythe de la guerre idéale et idéelle de l'information, telle qu'elle s'est menée au Golfe et au Kosovo. L'information devient l'élément fondamental de l'hégémonie
à travers les technologies de collecte d'informations et de renseignement. C'est la cyberguerre, dont le but est de faire basculer le plus de sociétés dans la démocratie du marché. Ainsi, le plan
Echelon montre que l'évolution du marché global implique un système d'intelligence global, de captation d'informations pour pouvoir concurrencer ses rivaux et anticiper les stratégies de grandes
organisations de la société civile. Dès 1998, le Pentagone parle d'ailleurs de Netwar pour qualifier l'utilisation du Réseau par les néozapatistes au Chiapas. La troisième révolution,
managériale, est peut-être la plus importante au niveau de la légitimation de la société globale de l'information. Elle peut se résumer dans une expression qu'emploie souvent Bill Gates : le
" capitalisme libre de frictions ". C'est-à-dire que dans l'information se dissolvent toutes les tensions du monde. Le noyau de la société globale de l'information prend forme à partir
d'une réorganisation managériale du monde : la liberté d'expression commerciale est conditionnelle à la liberté d'expression des citoyens.
La société de l'information serait donc le résultat d'une construction géopolitique ?
L'idée de société de l'information naît après guerre comme alternative aux sociétés non libres, c'est-à-dire totalitaires. Elle est intimement
liée à la thèse de la fin des idéologies, mais aussi du politique, des affrontements de classe, de l'engagement, de l'intellectuel contestataire. Mais c'est la crise de 1972-1973 qui déclenche
son adoption, aussi bien par l'OCDE, l'ONU ou la CEE. On parle alors d'une crise du modèle de croissance, mais aussi de gouvernabilité des grandes démocraties occidentales. En 1978, le rapport
Nora-Minc diffuse l'idée que les nouvelles technologies peuvent résoudre la crise économique et du consensus politique. La troisième étape, que nous vivons aujourd'hui, s'amorce en 1984 avec le
processus de déréglementation des réseaux financiers et des systèmes de télécommunication. Et en 1998, la déréglementation est officiellement reconnue par l'OMC comme principe d'une nouvelle
économie et d'une nouvelle société.
Il s'agirait donc d'une nouvelle manifestation de la globalisation néolibérale du monde ?
L'idéologie de la société de l'information n'est autre que celle du marché. Elle est en synergie avec les présupposés de la reconstruction
néo-libérale du monde. C'est précisément contre cela qu'essaient de s'ériger certains gouvernements, à commencer par le français, et les réseaux de la société civile à travers le
monde.
Dans quelle mesure la société civile peut-elle peser sur l'architecture et l'orientation de cette société globale de l'information ?
Paradoxalement, la question de la société globale de l'information, éminemment politique, n'a pas toujours la place qui devrait lui échoir dans
la réflexion des organisations citoyennes. Lors du Forum social à Porto Alegre, elle n'était pas un enjeu primordial dans la construction d'un autre ordre mondial, comme a pu l'être par exemple
l'annulation de la dette des pays du tiers-monde. Il faudrait convoquer des états généraux (au sens des révolutionnaires de 1789) sur la société de l'information pour se demander quel type de
société elle dessine et lui opposer un modèle alternatif. Mais le danger est de poser l'alternative à partir des usages des nouvelles technologies. Il y a des combats qui passent par le champ de
la régulation de l'architecture mondiale des réseaux. Jusqu'à maintenant, celle-ci s'est décidée à l'intérieur d'organismes d'où était exclue la société civile. Le mouvement social global,
entendu comme la somme des sociétés civiles nationales, doit se poser la question plus globale de la régulation des régulations du système de communication mondial. Mais le thème de la société de
l'information comme l'un des thèmes de la construction d'un nouveau type de société ne se réalisera que progressivement, car les divers mouvements qui sont susceptibles de contester les logiques
de l'ordre technologique ont parfois des intérêts contradictoires.
Que préconisez-vous pour sortir de ce que vous qualifiez de " néodarwinisme informationnel " ?
Il faut se réapproprier les nouvelles technologies en construisant une alternative à la société de l'information. S'il y a une vérité dans la
notion de société de l'information, c'est que de plus en plus d'interstices de la vie quotidienne et institutionnelle sont pénétrés par les technologies de l'information et que donc de plus en
plus de secteurs seront obligés d'y réfléchir, soit pour y adhérer, soit pour poser la question d'une autre option. Or, aujourd'hui, ceux qui osent parler d'alternative sont aussitôt taxés de
technophobes. Il n'y a aucune réflexion sur la question essentielle. A savoir : face à un projet qui se réduit de plus en plus à une techno-utopie, à un déterminisme techno-marchand, peut-on
opposer des projets sociaux et d'autres formes d'appropriation de ces technologies qui pénètrent la société ?
Propos recueillis par Stéphane Mandard
|